Tatiana Brillant, négociatrice au RAID : « Négocier, ce n’est pas chercher à convaincre mais réintroduire du choix. »
Après cinq années de droit, Tatiana Brillant comprend que sa morale ne lui permettra pas de défendre des criminels. Elle découvre par hasard un article sur les négociateurs du RAID et décide de passer les concours d’officiers de police afin d’intégrer cette unité d’élite.
Pendant treize ans, elle a été la seule femme négociatrice du RAID. Pionnière dans sa discipline, elle a été confrontée à de nombreux profils, entre personnes schizophrènes et terroristes.
Aujourd’hui, après une expérience dans un grand groupe industriel français auprès de dirigeants et diplomates, de managers et collaborateurs d’organisations gouvernementales, Tatiana Brillant partage son expertise et ses compétences sous forme de conférences en entreprise sur les thèmes de la gestion des émotions, gestion du stress et gestion des conflits, négociation, mais également management, cohésion et esprit d’équipe.
Propos recueillis par Antoine Joufflineau et Aurélie Jeannin
Nos imaginaires sont nourris par les fictions télévisées mais à quoi ressemble vraiment le métier de négociatrice ?
Lorsque l’on est négociateur, on est amené à communiquer avec des individus qui n’ont pas envie de nous parler. L’enjeu est de le faire en ouverture. C’est-à-dire sans juger, afin de comprendre ce que la personne fait. Nous ne trouvons pas de solutions pour nos interlocuteurs mais nous les aidons à entrevoir le chemin de la solution qu'ils vont choisir eux-mêmes. En ce sens, c’est bien différent de convaincre puisque chercher à convaincre, c’est penser que sa posture est plus importante que celle de la personne en face de soi. Or, dans une négociation, votre interlocuteur a autant de raisons que vous de vouloir obtenir ce qu’il veut obtenir. Il pense que sa position est la bonne. Il ne faut pas le convaincre du contraire mais réintroduire du choix. La solution est toujours plus efficace quand elle vient de l’autre.
Quels obstacles avez-vous dû surmonter pour vous imposer en tant que femme dans l’univers du RAID composé à 98 % d’hommes ?
La première fois que je suis arrivée au RAID, un collègue m’a accueillie en disant, je cite : « T’es pas la première gonzesse à venir nous péter les couilles. » Avant d’enchaîner : « Les gars, on va pouvoir ouvrir une crèche ! » J’ai décidé d’accepter les boutades, mais en me fixant une limite : pas de manque de respect. Sinon, je mettais à l’amende, et pas à demi-mot. Comme j’ai appris à capitaliser sur ce qui nous rassemble plutôt que sur ce qui nous différencie, je suis partie des éléments factuels : nous sommes tous fonctionnaires de Police, tous sportifs de haut niveau, nous avons tous passé des sélections rigoureuses, sans barème différencié pour les hommes et les femmes, nous sommes tous là pour servir l’écusson et notre devise « servir sans faillir ». En conséquence : je n’ai pas à m’excuser d’être là. J’ai pris ma place le jour où j’ai compris à quel point j’étais aussi légitime et compétente que les autres.
Existe-t-il une méthode pour réussir une négociation, quel que soit son objet ?
80 % d’une négociation réussie se font dans la préparation. On n’entre pas en négociation, tous environnements professionnels confondus, tant qu’on ne connaît pas l’enjeu. Pour quelles raisons négocie-t-on ? Quels sont les besoins à satisfaire ? C’est ça qui donne la limite et permet de placer l’objectif. Ensuite, il faut évaluer le rapport de force, favorable, défavorable ou neutre. C’est indispensable pour adapter sa stratégie. Il faut aussi choisir les personnes qui entrent techniquement dans la négociation. À Neuilly, en 1993, face à Human Bomb, il n’y a pas encore de cellule de négociation mais il y a des négociations. C’est Nicolas Sarkozy qui s’en charge. L’un des premiers principes érigés à la création de la cellule en 1996, c’est que le chef ne négocie jamais. On distingue le décideur du négociateur.
Enfin, on choisit ses techniques pour négocier, selon la situation - systémie, écoute active, influence, approche narrative… La négociation, c’est 50 % de savoir-être et 50 % de savoir-faire.
Peut-on rapprocher la négociation de la manipulation mentale ?
Ce n’est pas le jeu des groupes d’intervention car la manipulation peut produire des effets négatifs. Le plus dur à mettre en place, c’est la confiance. Et c’est ce qui se perd le plus rapidement. Nous utilisons en revanche des mécaniques d’influence. Je pense à la double contrainte : « Personne ne vous oblige à sortir. Vous sortez quand vous voulez, maintenant ou dans une heure. » Nous réintroduisons du choix : c’est lui qui décide de quand il sort. Mais on a intégré dans son esprit que sortir ou non n’était pas une option.
Que fait-on de ses émotions pendant une négociation ?
Si quelqu’un sait comment mettre ses émotions de côté, qu’il vienne nous le dire ! L’enjeu avec les émotions est de savoir faire avec. Nous anticipons quelle situation va générer quelles émotions chez soi, et on s’entraîne pour ne pas sur-réagir le moment venu. La préparation et le débriefing sont essentiels à ce titre.
Ensuite, il y a le corps. On néglige souvent le pouvoir de la respiration. C’est un outil très puissant qui fonctionne vraiment. La veille d’une négociation, pratique la cohérence cardiaque peut être utile. Pendant la négociation, on n’a pas le temps. On pratique alors la « crise de calme ». Trois inspirations, blocage de la respiration trois secondes, puis trois expirations. Nous avons aussi des techniques d’optimisation du potentiel selon ce que l’on a envie de provoquer sur notre corps. Nous pratiquons également des méthodes d’ancrage héritées de la PNL. Dans une colonne d’intervention, chacun a une main posée sur l’épaule de la personne devant lui et exerce une pression. Nous répétons ce geste 365 jours par an. C’est ce que nous appelons un « geste fort ». Au moment de l’assaut, nous refaisons ce geste qui réactive dans le cerveau l’idée que quelqu’un est derrière soi, qui nous assure. On peut alors y aller.
Quel rôle joue la force du collectif dans la préparation d'une négociation et lors de son bon déroulement ?
Le collectif est indispensable, vital même chez nous. Il faut se redire que le collectif n’enlève pas les individualités. Chacun apporte et le collectif porte. Ce dont il faut se souvenir aussi, c’est de ce que nous avons en commun. Il faut marteler chaque jour ce qui fait sens pour nous. Cet objectif commun partagé qui nous rassemble.
Votre mantra étant « Il ne faut rien s’interdire », quels conseils donneriez-vous pour atteindre ses objectifs ?
Mes parents m’ont toujours dit de ne jamais laisser personne décider à ma place. « Va là où tu penses que c’est bon pour toi. Autorise-toi à te tromper. » C’est compliqué, c’est dangereux ? Voilà tout ce qu’on m’a dit quand j’ai décidé d’essayer d’entrer au RAID. C’était vrai mais j’ai décidé de tenter, pour ne pas regretter. Je me suis beaucoup entraînée pour ça. Je pense qu’il ne faut jamais cesser d’apprendre afin de ne rien regretter. Il ne faut jamais rester sur ses acquis et ne jamais partir en terrain conquis. Moi, j’ai eu peur à chaque sortie. Mais je suis quand même allée là où je voulais aller.
Quelle expérience vous a le plus marquée ?
Sans doute mon premier enlèvement. C’était un ressortissant français résidant en Corse, enlevé en Afrique. Quand j’arrive en Corse où ont lieu les appels, je découvre un clan : des oncles qui ont préparé des mallettes pleines d’argent, la maman qui négocie seule au téléphone. Je dois expliquer qu’on ne va pas payer et que c’est uniquement moi qui vais répondre aux appels désormais, sans qu’ils n’entendent plus rien. Cela dure 3-4 jours. Le père ne m’adresse pas une seule fois la parole. La pression est folle. Je passe les détails mais je peux vous dire qu’au dénouement, la maman m’a serrée très fort dans ses bras et que le père m’a enfin parlé pour me dire : « Maintenant, tu as une famille en Corse. » J’ai dû couper les ponts parce que c’est la règle, pour les aider à se reconstruire, mais j’ai longtemps reçu des dessins des enfants de la famille suite à cet épisode.